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Redécouvrir l’intelligence de la main et les effets bénéfiques des activités manuelles sur les apprentissages et le développement neurocognitif des enfants 

Editorial – E. Gentaz 

ANAE N° 182

Mars 2023

La main est un organe moteur grâce auquel sont réalisées les activités de saisie, maintien, transport et transformation des objets dans notre vie quotidienne. Le développement qu’elle a connu chez les primates, à mesure que s’effectuait le redressement postural qui l’a libérée de sa fonction locomotrice, a abouti chez l’humain a une forme extrêmement performante pour la survie de l’espèce humaine et sa transformation du monde (Leroi-Gourhan, 1964). En plus de cette « fonction motrice », directe quand elle est en contact avec les objets ou indirecte quand elle est prolongée par un instrument, la main possède aussi une « fonction perceptive » d’appropriation du monde (Hatwell, 1986). Cette double fonction pour un même organe est unique ; plus que dans toutes les autres modalités sensorielles, perception et action sont indissociablement liées avec la main (Gentaz, 2018). Aucune action de préhension ou d’usage des objets ne pourrait réussir sans une appréciation perceptive correcte des propriétés de ces objets, comme le montre les désorganisations du geste qui surviennent en cas d’anesthésie cutanée. La main apporte donc les données perceptives tactiles nécessaires au succès du geste, mais elle peut aussi avoir un but épistémique de connaissance du monde, comme tous les autres systèmes perceptifs.

De nombreuses recherches montrent que l’usage de la main est très bénéfique dans de nombreux apprentissages (pour une revue, cf. Bara, Rivier & Gentaz, 2020). En mathématiques, le comptage sur les doigts facilite l’apprentissage des nombres chez les jeunes enfants, l’interaction langage-geste contribue à la construction du raisonnement et l’exploration haptique de figures géométriques favorise leur reconnaissance. En langage, les gestes favorisent l’apprentissage et la mémorisation du vocabulaire ; les processus de compréhension sont facilités par la manipulation, le geste d’écriture permet de mieux retenir la forme des lettres et l’ajout de l’exploration visuo-haptique et haptique de lettres en relief favorise l’apprentissage de la lecture (voir aussi Gentaz, 2022).

Récemment, des recherches montrent que manier un outil – c’est-à-dire ajouter un niveau de complexité dans le programme moteur – et analyser des phrases à la syntaxe complexe sont deux processus qui partagent la même région sous-corticale (les « ganglions de la base ») (Thibault et al., 2021). De plus, entraîner l’une des deux habiletés bénéfice à l’autre. Ainsi, un entraînement de 30 minutes pendant lequel les participants doivent placer le plus de pions possibles à l’aide d’une pince améliore les temps et la précision des réponses dans les épreuves de langage. Cet effet est très spécifique à l’outil car aucune amélioration n’est constatée lorsque la manipulation des pions s’effectue à main nue. Réciproquement, les effets d’un entraînement syntaxique sur les performances motrices aboutissent au même résultat : analyser des phrases à la syntaxe complexe pendant 30 minutes permet d’améliorer les performances dans la manipulation des pions avec la pince à l’issue de la phase d’entraînement, là où s’exercer avec des phrases plus simples n’entraîne aucune amélioration.

Compte tenu des résultats de l’ensemble de ces recherches et de la part grandissante du numérique, il serait très pertinent, et même novateur, de proposer de nouveau des « activités manuelles » aux élèves dans tous les enseignements classiques (mathématiques, lecture, etc.) dès le plus jeune âge et tout au long de la scolarité (de la maternelle au lycée).Ces activités manuelles pourraient être utilisées non seulement comme des leviers d’apprentissage

de savoirs scolaires mais aussi comme des leviers pour favoriser l’engagement actif des élèves dans les cours. Enfin, cette revalorisation des activités manuelles, à travers leur utilisation dans toutes les disciplines, aurait l’avantage d’améliorer l’image des métiers manuels et donc des filières professionnelles.

 Au final, il est clair que vouloir séparer les activités intellectuelles des activités manuelles n’a plus de sens. Les activités manuelles pourraient être aussi dans l’avenir des activités furieusement modernes !

Pr édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève,
Directeur de recherche au CNRS,
Directeur du Centre Jean Piaget

 . 

Bara, F., Rivier, C., & Gentaz, É. (2020). Comprendre le rôle bénéfique de l’usage du corps dans l’apprentissage de la lecture à la lumière de la théorie de la cognition incarnée. A.N.A.E., 168, 553-563. 

Gentaz, É. (2018). La main, le cerveau et le toucher. Approches multisensorielles et nouvelles technologies. Paris : Dunod.

Gentaz, é. (2022). Les neurosciences à l’école: leur véritable apport. Paris: Odile Jacob.

Hatwell, Y. (1986). Toucher l’espace. La main et la perception tactile de l’espace. Lille : PUL.

Leroi-Gourhan, A. (1965). Le geste et la parole. Paris : Albin Michel.

Thibault, S., Py, R., Gervasi, A. M., Salemme, R., Koun, E., Lövden, M., Boulenger, V., Roy, A. C., & Brozzoli, C. (2021). Tool use and language share syntactic processes and neural patterns in the basal ganglia. Science, 374(6569), eabe0874. https://doi.org/10.1126/science.abe0874

Pour citer cet article : Gentaz, É. (2023). Éditorial – Redécouvrir l’intelligence de la main et les effets bénéfiques des activités manuelles sur les apprentissages et le développement neurocognitif

des enfants   A.N.A.E., 182, 9-11.

Les effets des écrans sur le développement psychologique des très jeunes enfants : que nous apprennent les recherches récentes ? 

Editorial – E. Gentaz 

ANAE N° 173

2021

 Les écrans font partie de notre environnement. Que ce soit la télévision, les ordinateurs, les tablettes ou encore les smartphones, une multitude d’écrans sont disponibles. Ils sont utilisés de plus en plus précocement par les jeunes enfants, en particulier depuis le début de la pandémie du COVID-19. En France comme aux États-Unis, plus de 65 % des enfants de deux ans regardent la télévision quotidiennement, lui consacrant en moyenne plus de deux heures par jour (Berthomier & Octobre, 2019 ; Pappsa, 2020).

Quel que soit le support numérique utilisé, quels sont les effets des écrans sur le développement psychologique du jeune enfant et ses apprentissages ? Les recherches sur cette question sont très complexes à conduire d’un point de vue méthodologique : comment mesurer objectivement le temps d’exposition aux écrans d’un enfant, comment établir un lien causal entre ce temps et certaines compétences cognitives ou socio-émotionnelles, comment prendre en compte les contextes socio-culturels et économiques, et même sanitaires ? Même si de nombreux ouvrages, plus ou moins polémistes, rassurants ou alarmistes, ont été publiés, il n’existe quasiment pas d’équipes de chercheurs en France qui examinent cette question chez les jeunes enfants et publient leurs résultats dans des revues scientifiques à comité de lecture. Regardons que ce nous disent les recherches récentes, conduites dans d’autres pays afin d’accompagner les parents dans leurs choix et pratiques éducatives.

Au niveau du développement du langage, la récente méta-analyse de Madigan et ses collègues (2020) conclut qu’une exposition plus importante aux écrans impacte négativement le développement du langage du jeune enfant, et ce, de manière d’autant plus importante qu’elle a lieu précocement. Des corrélations négatives ont ainsi pu être mises en évidence entre le développement des capacités langagières de l’enfant et la durée d’exposition quotidienne aux écrans, ainsi qu’avec la télévision allumée en bruit de fond. Un lien significatif est observé entre l’âge de la première exposition aux écrans et le développement des capacités langagières de l’enfant. Cependant, au niveau de la qualité de l’exposition, des corrélations positives ont été trouvées entre le développement du langage et le co-visionnement, ainsi qu’avec les programmes pour enfants à visées éducatives.

Au niveau du développement de l’attention, la revue systématique de Kostyrka-Allchorne, Cooper et Simpson (2017) montre qu’il est possible de trouver, dans une majorité des études publiées, un lien significatif entre le temps d’exposition aux écrans et le développement de troubles externalisés et attentionnels chez les enfants.

Au niveau des interactions enfants-parents, une revue récente de Braune-Krickau et ses collègues (2021) montre que les enfants de parents catégorisés comme « très connectés » explorent moins leur environnement que les enfants de parents catégorisés comme « peu connectés », et sont en général plus introvertis. McDaniel et Radesky (2018) nomment ce phénomène « technoférence parentale », i.e. des interruptions dans les échanges dyadiques entre le parent et son enfant provoquées par l’utilisation d’un smartphone ou de tout autre appareil numérique au moment de
l’interaction.

En conclusion, nous manquons encore cruellement de données scientifiques concernant l’impact des écrans sur le développement des jeunes enfants, en particulier en contexte romand. Des recherches en cours ont pour objectif de répondre à cette question en essayant de prendre en compte les contraintes méthodologiques inhérentes à ce type d’étude (Gillioz, en préparation).

En attendant, et en adoptant le principe de précaution, l’accompagnement parental semble indispensable et crucial au développement psychologique de l’enfant que ce soit à travers le co-visionnage ou dans les activités de la vie quotidienne. Le co-visionnage dans les pratiques d’utilisation des familles semble être une solution raisonnable pour limiter fortement ou supprimer l’utilisation passive des écrans par les jeunes enfants, tout en permettant de prendre en compte les contraintes familiales contemporaines. L’American Academy of Pediatrics recommande désormais de proscrire toute exposition aux écrans avant l’âge d’un an et demi, puis de limiter le temps d’exposition au maximum tout en préconisant l’accompagnement parental au cours du visionnement, chaque fois que cela est possible (Pappsa, 2020). 

Pr édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève et
Directeur de recherche au CNRS

Références

Berthomier, N., & Octobre, S. (2019). Enfant et écrans de 0 à 2 ans à travers le suivi de cohorte Elfe. Culture études, 1, 1-32.

Braune-Krickau, K., Schneebeli, L., Pehlke-Milde, J., Gemperle, M., Koch, R., & von Wyl, A. (2021). Smartphones in the nursery: Parental smartphone use and parental sensitivity and responsiveness within parent-child interaction in early childhood (0-5 years): A scoping review. Infant Mental Health Journal, 42, 161-175.

Gillioz, E. (en préparation). Effet de l’exposition aux écrans sur le développement des compétences multisensorielles et des interactions précoces chez les très jeunes enfants (6-36 mois). Thèse de Psychologie à l’Université de Genève, Suisse. https://www.unige.ch/fapse/sensorimoteur/membres/estelle-gillioz/

Kostyrka-Allchorne, K., Cooper, N., & Simpson, A. (2017). The relationship between television exposure and children’s cognition and behaviour: A systematic review. Developmental Review, 44, 19-58.

Madigan, S., McArthur, B., Anhorn, C., Eirich, R., & Christakis, D. (2020). Associations between screen use and child language skills: A systematic review and meta-analysis. JAMA pediatrics, 174, 665-675.

McDaniel, B., & Radesky, J. (2018). Technoference: Parent distraction with technology and associations with child behavior problems. Child development, 89(1), 100-109.

Pappsa, S. (2020). What do we really know about kids and screens? Monitor – American Psychological Association, 51, 42. https://www.apa.org/monitor/2020/04/cover-kids-screens

Comment favoriser la préparation à l’apprentissage de la lecture et des mathématiques chez les jeunes élèves ?

Le rôle fondamental des compétences socio-émotionnelles et des activités locomotrices

Editorial – E. Gentaz 

ANAE N° 169

Décembre 2020

Il existe un consensus sur le plan politique et scientifique quant à l’importance des compétences socio-émotionnelles au début de la scolarité (Denham et al., 2012 ; Durlak, Weissberg, Dymnicki, Taylor & Schellinger, 2011 ; European Commission/EACEA/Eurydice, 2019 ; Jones, Greenberg & Crowley, 2015 ; Le Conseil de l’Union Européenne, 2019). En effet, c’est notamment au cours de cette période que les enfants développent les aptitudes fondatrices de leur future réussite académique et sociale. Ces compétences font ainsi partie intégrante des dispositions à apprendre (School readiness), et des fondamentaux qui préparent les enfants à l’école (Haire, Halle, Terry-Humen, Lavelle & Calkins, 2006).

Différentes études ont ainsi montré qu’être capable de comprendre, de réguler les émotions et de faire appel à des comportements prosociaux constituaient des compétences essentielles au développement socio-cognitif de l’enfant et étaient étroitement liés à sa réussite scolaire.

De nombreuses études montrent qu’être « émotionnellement compétent » est essentiel au succès académique, de l’école primaire à l’université (Denham et al., 2014 ; pour une méta-analyse, cf. MacCann et al., 2020). Les compétences émotionnelles sont, selon certaines recherches, identifiées comme étant parmi les compétences les plus importantes (avec les compétences cognitives) et parmi celles qui soutiennent les compétences scolaires de l’élève au cours des premiers degrés de la scolarité (Denham, Bassett, Mincic et al., 2012). Par exemple, l’étude longitudinale de Izard et al. (2001) montre que la connaissance que les élèves possèdent de leurs émotions à cinq ans et plus spécifiquement, la capacité à détecter et labelliser les signaux émotionnels, facilite les interactions sociales positives et prédit leurs habiletés sociales et leurs performances académiques (en lecture) à neuf ans. L’étude de Eisenberg, Sadovsky et Spinrad (2005) relève qu’il existe des relations étroites entre la régulation des émotions, les aptitudes langagières et la compréhension des émotions des enfants.

Les comportements prosociaux jouent également un rôle prépondérant dans l’établissement et le maintien des relations sociales entre pairs et notamment dans les milieux scolaires, où la prosocialité constitue un facteur essentiel à l’intégration scolaire de l’enfant. Les jeunes enfants qui répondent aux besoins émotionnels des autres, en partageant des affects positifs et en réagissant de manière prosociale plutôt que de manière antisociale à la détresse des autres, ont plus de chance de réussir à gérer les relations avec leurs pairs (Caprara, Barbaranelli, Pastorelli, Bandura & Zimbardo, 2000). Par ailleurs, cette étude longitudinale réalisée par Caprara et al. (2000) montre que les comportements prosociaux chez les enfants représentent un facteur prédictif robuste de la réussite scolaire à l’adolescence.

Chez les jeunes élèves en particulier, le jeu de « faire semblant » constitue un outil pédagogique permettant de stimuler les compétences socio-émotionnelles de l’enfant. Ce jeu donne l’occasion à l’élève de faire usage de son imagination, à travers notamment des scénarios qu’il invente et des rôles qu’il interprète. Richard, Baud-Bovy, Clerc et Gentaz (2020) ont élaboré un programme structuré pour exploiter cette approche à travers des sessions de jeux associées à des phases
d’enseignement/apprentissage plus systématisées avec les élèves, autour des compétences travaillées et pour évaluer ses effets. Onze séances d’environ 60 minutes ont ainsi été réalisées par des enseignantes, à raison d’une séance par semaine. Les enseignantes étayaient le jeu au niveau du scénario, des rôles, du langage, de l’utilisation symbolique d’accessoires et du temps de jeu. Elles investissaient également les phases de jeu en proposant des défis aux élèves, comme jouer à faire semblant d’éprouver une grande joie, de résoudre un problème interpersonnel, etc. Pour ce faire, elles ont bénéficié d’environ 20 heures de formation sur les compétences socio-émotionnelles et sur l’étayage du jeu de « faire semblant ». Afin de pouvoir comparer les progrès des élèves de ces classes, une équipe d’enseignantes et d’élèves « témoin » a également fait partie de l’étude. Les résultats montrent une amélioration de la reconnaissance des émotions et du vocabulaire chez les élèves après l’intervention.

Ces résultats suggèrent qu’il est essentiel de concevoir un enseignement qui considère les compétences socio-émotionnelles ainsi que le jeu de « faire semblant », comme des savoirs à enseigner. L’usage du jeu de « faire semblant » comme un outil pédagogique permet donc à l’enfant de s’approprier des compétences émotionnelles, avec un effet potentiel positif sur son comportement prosocial et, à plus long terme, sur sa réussite scolaire.

Différentes raisons peuvent expliquer l’influence de ces compétences sur la réussite scolaire de l’enfant. Dans une méta-analyse, MacCann et ses collègues (2020) proposent plusieurs raisons pour expliquer l’influence de ces compétences sur la réussite à l’école.

  • Une première raison renvoie au fait que les élèves présentant de meilleures compétences émotionnelles seraient plus aptes à réguler des émotions négatives telles que l’anxiété, l’ennui ou la déception relative à leur performance scolaire
  • Une seconde raison serait que pour apprendre et se développer, les élèves (et tout particulièrement les jeunes) ont besoin du soutien des adultes et des pairs. Ainsi, les élèves plus compétents sur le plan émotionnel géreraient mieux le monde social dans lequel ils sont amenés à évoluer, en formant de meilleures relations avec leurs enseignants, leurs pairs et leur famille. Cette capacité à mieux gérer les relations sociales influencerait ainsi indirectement la réussite scolaire de l’enfant en lui fournissant un « réseau de soutien social » qui le protègerait dans les moments de stress et le soutiendrait lorsqu’il est confronté à une nouvelle situation d’apprentissage requérant l’aide d’un expert (pair ou enseignant par exemple).

Afin de confirmer si de telles relations existent chez des jeunes élèves, et en y intégrant le rôle du corps (Bara, Rivier & Gentaz, 2020), nous avons examiné en 2019-2020, auprès de 706 élèves âgés de trois à six ans, les compétences émotionnelles, le comportement social, l’activité locomotrice et les capacités numériques précoces (Cavadini, Richard, Dalla-Libera & Gentaz, soumis).

Les résultats révèlent que les performances en mathématiques sont associées significativement et positivement aux compétences émotionnelles ainsi qu’au comportement social et à l’activité locomotrice. En outre, les liens observés entre chacun de ces trois prédicteurs potentiels étaient également significatifs.

Des analyses statistiques dites de médiation montrent que les élèves

(a) ayant des compétences émotionnelles élevées, ont des performances mathématiques d’autant plus élevées lorsqu’ils manifestent également plus de comportements sociaux durant la réalisation de jeux collectifs, et ceux qui

(b) sont plus habiles sur le parcours de motricité ont de meilleures performances mathématiques, et que celles-ci augmentent lorsqu’ils ont aussi des compétences émotionnelles plus élevées.

Ces résultats rejoignent le consensus politique et scientifique sur l’importance des capacités socio-émotionnelles dans le milieu académique au début de la scolarité et suggèrent d’ajouter l’activité locomotrice à ces compétences fondamentales.

Mais pour quelles raisons ces connaissances scientifiques bien établies et leurs implications pédagogiques manifestes sont-elles souvent peu intégrées ou valorisées pleinement à l’école ?

Les raisons pourraient provenir de conceptions réductrices ou partielles des apprentissages.

La première serait fondée sur une conception naïve des apprentissages qui pourrait se résumer de manière caricaturale par « pour apprendre les mathématiques, on doit proposer des leçons et des exercices seulement de mathématiques ».

La seconde serait fondée sur la conception très répandue, mais erronée, d’une séparation entre les émotions et la cognition, avec des localisations cérébrales et des rôles différents au sein même du cerveau, qui se reporteraient aussi dans nos apprentissages (Sander, 2013). Ainsi, selon ce neuromythe (cf. Sander et al., 2018), certaines régions du cerveau seraient responsables de nos émotions (comme le système dit limbique) et les régions corticales plus évoluées seraient dédiées à la cognition. Cependant, non seulement les structures cérébrales liées aux émotions ou à la cognition ne sont pas isolées, mais une même région est souvent caractérisée de « cognitive » ou d’« émotionnelle » selon les études (Pessoa, 2008).

  • Par exemple, l’amygdale, est considérée comme émotionnelle, car impliquée dans la détection des événements ayant une pertinence affective pour l’individu, mais elle est aussi considérée comme un élément clé pour les processus cognitifs que sont l’attention et la mémoire.
  • Un autre exemple est le cortex préfrontal dorso-latéral qui est classiquement considéré comme étant impliqué dans les fonctions exécutives, notamment l’inhibition, mais qui est aussi une région clé dans les processus de régulation des émotions.

Les modèles actuels suggèrent donc que les émotions et les fonctions cognitives agissent de pair et de manière diffuse, avec un soubassement cérébral fortement distribué au sein de réseaux de neurones.

Dans cette perspective, les émotions soutiennent l’attention, la mémoire de travail, l’encodage, la consolidation en mémoire ou encore des processus liés au contrôle exécutif (p. ex. l’inhibition). Ces processus cognitifs sont également bien entendu nécessaires aux apprentissages scolaires (cf. Gentaz, 2015).

En conclusion, les compétences socio-émotionnelles et les activités sensori-motrices doivent être considérées comme toutes aussi fondamentales pour les jeunes élèves et leurs
apprentissages.

Pr édouard Gentaz
Professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève et
Directeur de recherche au CNRS

Références

Bara, F., Rivier, C. & Gentaz, é. (2020). Comprendre le rôle bénéfique de l’usage du corps dans l’apprentissage de la lecture à la lumière de la cognition incarnée. A.N.A.E., 168, 553-563.

Caprara, G., Barbaranelli, C., Pastorelli, C., Bandura, A. & Zimbardo, P. (2000). Prosocial foundations of children’s
academic achievement. Psychological Science, 11, 302‑306.

Cavadini, T., Richard, S., Dalla-Libera, N. & Gentaz, é. (soumis). Emotion knowledge, social behaviour and locomotor activity predict the academic-mathematic performance in 706 preschool children aged 3 to 6.

Denham, S., Bassett, H., Way, E., Mincic, M., Zinsser, K. & Graling, K. (2012). Preschoolers’ emotion knowledge: Self-
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Duncan, R. & Tarulli, D. (2003). Play as the Leading Activity of the Preschool Period : Insights fromVygotsky, Leont’ev, and Bakhtin. Early Education and Development, 14, 271‑292.

Durlak, J., Weissberg, R., Dymnicki, A., Taylor, R. & Schellinger, K. (2011). The impact of enhancing students’ social and emotional learning : A meta-analysis of school-based universal interventions. Child Development, 82, 405‑432.

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Gentaz, é. (Ed) (2015). Apprentissages, cognition et émotion : de la théorie à la pratique. A.N.A.E, 139, 527-606.

Haire, E., Halle, T., Terry-Humen, E., Lavelle, B. & Calkins, J. (2006). Children’s school readiness in the ECLS-K: Predictions to academic, health, and social outcomes in first grade. Early Childhood Research Quarterly, 21(4), 431‑454.

Izard, C. E., Fine, S., Schultz, D., Mostow, A., Ackerman, B. & Yougstrom, E. (2001). Emotion knowledge as a predictor of social behavior and academic competence in children at risk. Psychological Science, 12(1), 18‑23.

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MacCann, C. et al. (2020). Emotional intelligence predicts academic performance: A meta-analysis. Psychological Bulletin, 146, 150-186.

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Taylor, R., Oberle, E., Durlak, J. A. & Weissberg, R. (2017). Promoting Positive Youth Development Through School-Based Social and Emotional Learning Interventions : A Meta-Analysis of Follow-Up Effects. Child Development, 88(4), 1156‑1171.